Désafection des jeunes envers les sciences

Saïd KOUTANI - Octobre 2004



Désafection des jeunes envers les sciences

Version électronique de l'article publié dans la Revue Cahiers Pédagogiques N°427. Octobre 2004.


                         

Prologue

Les jeunes éprouvent de plus en plus des difficultés avec les disciplines scientifiques, et cette situation devient sérieusement préoccupante. Les raisons de ce malaise, intrinsèquement profondes, ne sont pas, cependant, systématiquement explorées, bien qu’elles soient visibles et pertinentes. Les réflexions sur les nouveaux rapports aux sciences, ou à l’enseignement en général, s’activent toujours autour des sujets traditionnels, non moins préoccupants, relatifs aux moyens et à une hypothétique organisation optimale de l’enseignement. Parfois, on évoque simplement, dans une conjecture communicationnelle, la raison sociétale de l’impopularité des sciences comme raison unique de la désaffection des jeunes envers les études scientifiques. L’érosion des effectifs scientifiques, tout en continuant à avancer, n’a pas suscité à l’intérieur de la sphère scientifique de débats soutenus sur l’importance, par exemple, de la circularité des relations entre les sciences, d’une part, et entre celles-ci et l’enseignement, d’autre part. On s’accorde, toutefois, pour affirmer que si les jeunes continuent à se détourner des filières d’enseignement scientifique, nous assisterons à un recul inéluctable de l’influence de la pensée rationnelle. Lequel aura, pense-t-on, comme conséquences non seulement un affaiblissement du développement économique, et l’on peut imaginer ses effets sur la santé, l’éducation et la régulation sociale ; mais aussi une dégradation irrationnelle de la représentation politique et de la pacification des relations internationales. Après une croissance des effectifs des filières scientifiques en France jusqu’en 1995, une chute se confirme (plus de 40 % dans certaines sections), mettant l’enseignement des sciences français face aux difficultés apparues plus tôt dans d’autres pays de l’Union européenne. Même les CPGE (Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles) et les Grandes Ecoles, parfois avec un cycle préparatoire intégré, ne sont plus épargnées. Le Président de la Commission Désaffection des étudiants pour les études Scientifiques , Guy Ourisson, affirme qu’ « il y a là apparemment un problème mondial ou au moins un problème occidental ; il n’est peut-être pas plus marqué en France qu’ailleurs, mais s’il est avéré, il risque de mettre en péril le développement de notre pays, et l’on voit mal pourquoi nous échapperions à long terme à une évolution aussi générale » [1] .
Dans la recherche et la compréhension des facteurs principaux de cette tendance qui se confirme, devenant manifeste, on avance des raisons sociétales, extrinsèques à l’enseignement des sciences, en tant que tel. Certes, les scientifiques communiquent insuffisamment avec le reste de la société sur les risques, ou encore, sur les potentialités des sciences, en particulier leur rapport à l’emploi ; mais nous préférons ici renvoyer la problématique au premier cercle ébranlé, celui de l’enseignement des sciences lui-même. Celui-ci se trouve aussi concerné par les difficultés qu’éprouvent des étudiants, de plus en plus nombreux, dès le début des études scientifiques, . Il y a là une problématique qui pourrait paraître d’une autre nature, mais elle n’est certainement pas sans liens avec la désaffection des lycéens envers les études scientifiques. Des enquêtes d’opinions [2] révèlent que le désintérêt s’explique surtout par le manque d’attrait des cours de sciences ; les lycées jugent constamment les sciences comme confuses et inaccessibles [3]. Mais les enseignants, en tant qu’acteurs immédiats, n’ont probablement pas besoin des sondages pour saisir la nature et les conséquences du désintérêt.
Même dans les milieux d’enseignement supérieur, Universités et Grandes Ecoles, on préfère parfois indiquer, d’une façon néanmoins résignée, les effets sur l’opinion publique, des catastrophes de Tchernobyl et de la vache folle, ou encore, les effets du développement sur l’emploi, le climat et les écosystèmes. Il y a sans doute émergence d’un sentiment de méfiance et d’insécurité à l’égard des scientifiques, voire des sciences elles-mêmes, qui accompagne ces événements et qui génère aussi d’autres peurs, comme celles relatives au clonage humain ou aux OGM, et donc une impopularité des sciences, consciente ou non chez les jeunes. D’ailleurs, si les sciences représentent dans l’esprit des jeunes et des moins jeunes la rationalité, l’exactitude et la certitude, le principe de précaution, ébranlant cette représentation, ne trouve actuellement sa légitimation que dans un champ structuré par l’incertitude, voire par l’impossibilité d’une connaissance exacte. Il est vrai que les grandes découvertes, surtout au XXè siècle, ont longtemps laissé penser que les sciences pouvaient avoir réponse à tout, qu’elles étaient susceptibles de résoudre tous les problèmes de la vie et même de repousser la mort ; a contrario, on réalise que tous les laboratoires du monde tardent à élaborer un vaccin contre le sida et que l’on est loin de guérir du cancer. Il faut dire que l’opinion publique n’ignore plus que la pharmacologie devient de plus en plus une affaire de brevets qui privent des millions d’individus de moyens de traitement et de guérison. Ainsi avance-t-on, plutôt par rapport au risque et à l’incertain, il faut le préciser, un désenchantement extrinsèque des sciences, celles-ci même qui paraissaient jadis sûres et infaillibles, comme raison suffisante de la tendance vers une désertification des formations scientifiques.
Parallèlement, d’autres préfèrent plaider des raisons pécuniaires. Ils développent l’idée du regrettable faible retour sur investissement, considérant l’effort intellectuel que nécessitent les formations scientifiques, en particulier en sciences dites dures, comparées aux autres cursus tournés par exemple vers le commerce. D’un autre côté, l’implosion de la bulle Internet, ayant mis des milliers d’informaticiens dans des situations précaires, participe d’un autre désenchantement, encore extrinsèque, initié aussi par le doute grandissant en la possibilité des nouvelles technologies [4] à absorber le chômage des sociétés postindustrielles. Mais la question de l’employabilité n’explique pas, à elle seule, pourquoi les élèves boudent les filières scientifiques, sinon on ne comprendrait pas la saturation de certaines filières réputées à très faible employabilité en sciences humaines. Dans cet argument orienté vers l’emploi et le salaire, on comprend plutôt facilement, il est vrai, que la médiatisation de l’envol des salaires de certaines catégories dans les finances, le sport ou les loisirs, n’incite pas les jeunes à l’effort intellectuel. De toute façon, les enseignants assistent désespérément au déni de l’effort, qu’ils fustigent et qui serait susceptible, rétroactivement, de les écarter de leur milieu structuré a priori par l’envie d’apprendre, ou encore, par l’esprit de la découverte et de l’invention.
Si les causes de la désaffection sont , en somme, excipées sur des terrains extérieurs à l’enseignement des sciences qui semble, néanmoins, à ce stade, en subir seul les conséquences, elles présentent des caractéristiques qui ne pourraient laisser les sciences et leur enseignement longtemps indifférents. Il y a, en effet, au cœur du désenchantement qui revêt ces arguments l’image figée d’une science sûre, semble-t-il cartésienne, indifférente à l’harmonie, au désordre et à l’incertitude qui dominent nos affaires sociétales, économiques et écologiques, devenues planétaires mais aussi, et surtout, structurées par des risques imprévisibles. Le risque du « machiavélisme serein » [5] dans le travail, le risque du chômage, le risque dans l’air, dans l’assiette, et même à l’hôpital et au palais de justice, constituent aujourd’hui une composante incontournable dans l’analyse ou simplement l’observation du monde contemporain. Les sciences semblent donc occuper dans l’imaginaire un espace distinct, contrastant bizarrement avec le champ de la réalité qu’elles sont censées décomposer et recomposer dans un assemblage sûr et sans risque. On entérine ce contraste par la confusion que génère le manque de prudence dans les discours qui occultent le risque au lieu de l’intégrer ; comme, à titre d’exemple, lorsque l’on parle, en l’absence de résultats scientifiques sérieux, des effets sur la santé des antennes de télécommunication ou des câbles de transport de l’énergie électrique. Il importe, néanmoins, de souligner ici le risque et l’incertitude autour desquels semble se dessiner le cadre de l’impopularité des sciences. Car, nous allons les transposer ailleurs, dans le champ d’interaction des sciences entre elles et avec l’enseignement en particulier. Là, ils révéleront un sens nouveau, intrinsèque, susceptible d’éclairer l’analyse du rapport qu’entretiennent les jeunes, parfois très tôt, avec les sciences. La représentation des sciences dans l’opinion, n’est en fait que l’image héritée de la société industrielle où tout manifestait une cohérence tranquille avec le paradigme de l’horloge.
Les sciences, en effet, étaient spécialisées et leur degré de spécialisation indiquait, d’une part, leur rationalité, celle-ci étant fondée sur la possibilité du découpage du réel, et d’autre part, leurs performances qui se matérialisaient par des applications d’assemblage. La connaissance du tout était considérée totale par une simple additivité exigée des connaissances faites sur les parties. Tout était divisible, dissociable, analysable et, en conséquence, réversible et prévisible, c’est-à-dire déterminé. Tel était l’état de perception de l’objet d’étude. Mais l’étude en tant que telle n’était pas en reste. En économie politique, Adam Smith avait bien retenu l’essentiel de la méthodologie scientifique pour découper le travail des scientifiques en domaines d’activité distincts : « [L’activité scientifique] est aussi subdivisée en un grand nombre de branches différentes, dont chacune occupe une classe particulière de savants, et cette subdivision du travail, dans les sciences comme en tout autre chose, tend à accroître l’habileté et à épargner du temps. » [6] De cette procédure de découpage résultaient des subordinations linéaires des départements scientifiques dans l’enseignement, la recherche publique, l’industrie ; bref, partout on mécanisait les parcours professionnels et les cursus scientifiques dans une société qui se hiérarchisait mécaniquement, elle-même percevant le monde, ou encore l’univers, selon le paradigme de l’horloge. Force est de constater, toutefois, que la découverte et l’invention, elles au moins, ont toujours présenté pour nous quelque chose qui demeure extérieur ou étranger au découpage et à l’analyse réversibles. D’une manière ou d’une autre, elles ont des effets irréversibles dans l’histoire de l’homme. En d’autres termes, on ne sait pas comment réinitialiser la découverte du feu ! Voilà une vérité scientifique…
Si les sociétés postindustrielles n’ont, dans leurs structures et leur évolution, rien de similaire avec l’horloge et sa mécanique, les sciences ont cependant opéré au XXè siècle et opèrent encore des révolutions conceptuelles qui sont demeurées imperceptibles jusque dans l’enseignement. Ce ne sont pas les sciences, mais bien leur transfert qui, n’ayant pas pu accompagner correctement ces révolutions, participe du désenchantement en question. L’enseignement est resté, d’une part, compartimenté, c’est-à-dire spécialisé, et il continue, d’autre part, à privilégier, dans la société dite de l’information, la connaissance discursive à l’action.
C’est pourquoi il est toujours légitime de s’interroger sur le rapport de la méthode scientifique à l’enseignement. D’abords de quelle méthode scientifique s’agit-il ? Y a-t-il une méthode scientifique hors du temps, dont la rationalité n’a nul besoin d’être renouvelée ? L’enseignement scientifique peut-il demeurer invariablement le même, tenant compte de l’évolution des préoccupations des scientifiques eux-mêmes ? Nous pensons que c’est dans le rapport à entretenir entre ces questions, c’est-à-dire aussi dans l’évolution des réponses apportées, que se trouvent

Rapport des sciences à la complexité et enseignement complexe
Il y a toujours un décalage temporel, plus ou moins important, entre les nouvelles conceptions du monde et leur appropriation, même par le système d’enseignement. Aujourd’hui, on est encore entraîné dans la course de l’efficacité pour n’imposer que la valeur des connaissances clairement délimitées. C’est pourquoi d’ailleurs on s’intéresse très souvent aux scientifiques par rapport à leurs spécialités respectives et on occulte leurs apports autre part. On a tout compris, par exemple, des théories d’Erwin Schrödinger (prix Nobel de Physique 1933), mais on n’a tenu compte ni des fondements philosophiques de son humanisme ni de son affirmation que « la connaissance isolée qu’a obtenue un groupe de spécialistes dans un champ étroit n’a en elle-même aucune valeur d’aucune sorte » [7]. De toute façon, les jeunes ne peuvent plus observer le monde segmenté, leur réalité est désormais constituée par ce que les écrans médiatiques composent comme dépendances de faits, comme complexité. Mais les sciences ont entamé des convergences pour embrasser la complexité, devenue incontournable dans l’avancement de chaque spécialité.
Nous assistons à l’émergence de transdisciplines dont le développement aura des effets considérables. Les Neurosciences et la Génétique semblent stimuler de plus en plus un processus susceptible de bouleverser l’activité et l’organisation des sociétés humaines, comme l’opérèrent, jadis, les transistors. Aussi s’agit-il d’enjeux majeurs qui devraient restructurer l’enseignement, des classes primaires aux niveaux supérieurs. Si la spécialisation a été féconde les siècles passés, il faut le souligner, le progrès scientifique des prochaines décennies sera marqué par la transdisciplinarité.
Les Neurosciences, par exemple, s’étendent sur un champ où se mêlent progressivement, dans une structure sans précédent, des problématiques mathématiques, biologiques, physiques et psychologiques. La confrontation des questions du mathématicien Alain Connes et du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux [8] se présente comme le témoignage d’un prélude, lorsque l’on explore aujourd’hui les préoccupations de nombreux laboratoires. On ne voit pas, par conséquent, avec les nouvelles convergences, pourquoi des problèmes d’anciennes disciplines ne se verraient pas d’une façon radicalement différente. On ne peut que s’accorder avec Jacques Paillard qui voit que le progrès technologique et théorique « devrait conduire à une remise en cause radicale du paradigme algorithmique-symbolique des modèles calculatoires suggérés par l’IA [intelligence artificielle] et le courant cognitiviste associé. » [9]. Cela aura des conséquences non seulement sur le passage des technologies d’un état de linéarité rigide vers un état de complexité souple, mais aussi et particulièrement sur les rapports sociaux et sur l’arrière-plan juridique qui tend à les maintenir ou, parfois, à les faire évoluer.
Il faut dire, en fait, que si les questions du monde contemporain sont de plus en plus complexes et, ce faisant, nécessitent des esprits nourris de la complexité, les sciences, pour leur part, ont entamé un renoncement progressif aux analyses de décomposition et de localisation [10]. Simplement, parce que la complexité se trouve manifeste même à l’intérieur de chaque discipline spécialisée, c’est-à-dire fermée ou bouclée sur les concepts desquels elle tirait sa cohérence. Aucun expert en Génétique, par exemple, ne s’aventurerait aujourd’hui à localiser ce qu’on appelle communément le gène. Celui-ci ne semble plus être une partie que l’on délimiterait dans l’espace ; bien au contraire, il requiert un concept d’interaction où la totalité est impliquée dans chaque partie ; un concept qui laisse la totalité manifester de droit sa pleine supériorité à la somme des parties. En d’autres termes, la totalité s’exprime à l’échelle de ce que l’on est tenté d’appeler ses composantes. La qualité, la forme, semble être associée intrinsèquement à la quantité, c’est-à-dire au nombre qui régente encore aujourd’hui dans l’enseignement scientifique. Ce n’est que dans la démarche exclusivement comptable que l’on est contraint de préciser que le génome humain contient trente mille gènes. Étant fondé presque exclusivement sur le nombre, notre enseignement exclut la forme et comptabilise des connaissances au lieu de les enchevêtrer. Nous refusons, probablement inconsciemment, d’opérer des analogies pour relier des qualités entre elles.
De toute façon, il n’y a de totalités fermées que dans des livres. Nullement sous le microscope. Les physiciens ont montré dès le début du XXè siècle, par des moyens aussi bien théoriques qu’expérimentaux, que le réel n’existe pour nous, à une certaine échelle, que lorsqu’il est observé. Il se trouve, en tant que sous-totalité ouverte, par-là même modifié. C’est de l’interaction des sous-totalités ouvertes que se charge le réservoir des indéterminations ou des incertitudes. Mais nos disciplines scientifiques restent malheureusement fermées et structurent des enseignements fondés sur des systèmes qui ne sont pas ouverts. Il y a là un terrain favorable à la formation d’esprits en opposition rigide avec le réel. C’est justement là que s’initient l’incompréhension et le désenchantement, ou plus simplement, le refus du risque.
Ce n’est qu’implicitement qu’il est demandé traditionnellement aux élèves d’observer et d’établir des liens, fussent-ils mécaniques, entre les connaissances qu’ils tentent de s’approprier. Ils héritent donc des connaissances éparpillées, ou simplement articulées, où ils n’observent que peu ou pas du tout d’interactions. Relier les connaissances n’intervient pas dans l’acte « normal » de l’enseignement. C’est dire que l’ouverture d’une discipline aux autres ne s’opère pas par une sommation des connaissances. Dans l’ouverture, il est surtout question d’une transversalité qui rendrait interdépendantes leurs structures. C’est aussi une transversalité qui diffère du classement arithmétique de connaissances non reliées qu’effectuait l’encyclopédisme du XIXe siècle. Comme le rappelle Joël de Rosnay, « La démarche analytique a conduit à un éparpillement des connaissances, à un émiettement des savoirs. Il nous faut les reconstruire afin de mieux les enseigner. » [11] de Rosnay précise simplement mais admirablement : « le monde de demain sera de plus en plus complexe. Or, la culture, ce n’est pas tout savoir sur un petit rien. Ce n’est pas non plus savoir des petits riens sur un peu de tout, comme c’est très souvent le cas des personnes dites « cultivées ». La culture est un mortier, un ciment qui permet de construire du sens en intégrant les connaissances » [12].
Cela dit, la volonté d’intégration de la complexité dans l’enseignement pourrait laisser penser à un choix d’introduction de complications supplémentaires qui rebuteraient les jeunes. Il n’en est rien. C’est seulement au sens de l’empilement des connaissances indépendantes et hétérogènes que l’on pourrait, en effet, craindre un désordre et un désarroi. En revanche, si des composantes se donnaient du sens mutuellement dans un enseignement complexe, l’activité pédagogique révélerait globalement des sources d’enchantement. Prenons un exemple. Si nous nous proposons de construire un enseignement qui fusionnerait, partiellement au moins, à chaque chapitre, les Mathématiques et l’Informatique, il ne s’agirait pas de deux enseignements associés, mais d’un seul enseignement où, dans la limite du possible, des théorèmes et des algorithmes compléteraient leurs forces et leurs limites mutuellement. Notons au passage que l’opération serait très utile, mais nécessiterait de facto l’élaboration d’une série d’ouvrages d’un genre nouveau qui tiendraient compte de la simultanéité de deux progressions, en Mathématiques et en Informatique, et surtout des possibilités des multimédias. D’important travaux existent dans ce domaine, mais bien souvent ils n’émanent que de bénévoles.

Premier point :
L’enseignement complexe qui permettrait une connaissance complexe reste une voie à explorer non seulement pour un nouvel enchantement, mais aussi pour le progrès de la connaissance. Le terme approprié ici est celui de « reliance ». On devrait aussi développer un accompagnement scientifique orienté vers la reliance des connaissances [13].

L’enseignement des solutions et rapport des sciences à l’action
L’enseignement réfracte des sciences une image d’infaillibilité très optimiste pour des individus, qui eux, sont plongés dans un monde rempli d’incertitudes et peuplé de risques. On perçoit les sciences comme un champ statique de solutions sûres et immuables, alors que la connaissance scientifique ne progresse que par la formulation de nouveaux problèmes dans des situations de défis nouveaux. Dans notre rapport à la connaissance, en général, on devrait souscrire à l’idée de Gilles Deleuze que « l’histoire des hommes, tant du point de vue de la théorie que de la pratique, est celle de la constitution des problèmes » [14]. Pour Deleuze, « Nous avons le tort de croire que le vrai et le faux concernent seulement les solutions, ne commencent qu’avec les solutions. » Les sciences ne paraissent en fait orientées vers des solutions qu’en considérant des problèmes localisés dans l’histoire de la connaissance. C’est aussi et surtout dans leur rapport à la technique que les sciences, en tant que solutions, présentent une influence manifeste, assignant un rôle particulier à la connaissance scientifique dans le paysage culturel. Particulièrement à l’ère industrielle, la technique était stimulante de la dynamique économique et transformatrice des relations sociales liées au capital. C’est bien la technique qui incarne les solutions visibles, voilant très souvent la dimension historique selon laquelle les sciences se structurent dans leurs méthodologies, à travers les problèmes. De ces sciences dénaturées résulte un enseignement orienté vers l’apprentissage du vrai, vers la recherche des solutions, et beaucoup moins vers la recherche des problèmes. 

Cela se traduit par des essais pratiques, des expériences, toujours postérieurs à la théorie des solutions. L’urgence d’inverser ce processus est cependant remarquable. Contrairement à l’activité d’une majeure partie de la recherche scientifique, celle-ci même qui devait orienter l’enseignement, la pratique dans l’enseignement vient toujours confirmer et renforcer la croyance au pouvoir explicatif de la théorie ou des solutions que celle-ci apporte. D’ailleurs, la pratique ne contient ni ne développe que rarement, voire jamais, des expériences négatives, et se trouve ainsi, avec l’enseignement théorique, tellement bien préparée que l’erreur n’a plus aucune possibilité d’intrusion dans un monde qui n’est pourtant que symboliquement parfait. En d’autres termes, l’enseignement non préparé serait plus fructueux que celui préparé. Si c’est dans l’action, constituée aussi d’hésitations bien formulées, que le premier définit ses objectifs et rétablit sa cohérence, la perfection symbolique ne se révèle du second qu’à travers des procédures déterministes menant toujours à l’attendu, rejetant ainsi l’incertain intrinsèque au réel. Les procédures certaines de l’enseignement préparé éliminent les occasions favorables à la découverte ou à l’invention, intrinsèquement incertaines. Gaston Bachelard a fait observer, jadis, que « les professeurs remplacent les découvertes par des leçons » [15]. Car, étant orienté vers la vérité, l’enseignement structure encore aujourd’hui un champ où la possibilité de l’erreur est bannie et exclue. Nous avons pourtant appris de la performance du code génétique que la diversité aussi résulte de l’erreur. L’enseignement préparé proscrit involontairement la curiosité, par ailleurs naturelle, de l’individu évoluant paradoxalement dans le monde post-mécanique. Cette démarche contre-nature génère le désintérêt et la lassitude. Bien souvent, elle n’arrive pas à élever les esprits affranchis de l’ataraxie au pouvoir de la réfutation. L’erreur, peut-on rappeler au passage, est fondamentale pour la réfutabilité, élevée par Karl Popper au rang de la nécessité pour juger même de la validité d’une théorie scientifique réfutable, autrement dit « non optimiste » [16].
On n’a pourtant pas manqué de dire qu’enseigner une chose – au sens discursif – c’est déjà s’éloigner de la réalité à laquelle elle se rapporte. On sait, comme le disait Henri Bergson, que les événements les plus importants, c’est-à-dire à connaître, se produisent durant la genèse des choses, et non pas postérieurement à travers une connaissance appauvrie des éléments structurant le réel [17]. C’est dans un rapport particulier au futur antérieur que Bergson affirmait qu’Achille devance la tortue en marchant pendant que Zénon pense à l’infinité des instants qui séparent de la cible. Ayant oublié de penser en marchant, on croit que le faire se déduit aisément du comprendre. Faire et comprendre sont fort intimement mélangés. On devrait souscrire à la circularité d’Edgar Morin, ou au moins la considérer : comprendre pour faire et faire pour comprendre.[18]
Les activités pédagogiques orientées par les solutions légitiment et renforcent aussi l’asymétrie de l’enseignant par rapport à son « auditoire ». La situation de l’enseignant en tant que centre diffusant des solutions continue à imposer une verticalité de la communication ; non seulement dans l’enseignement secondaire, mais aussi et surtout dans l’enseignement supérieur. Il se trouve cependant que l’une des caractéristiques principales de la société industrielle était justement la verticalité des relations, surtout dans la communication. Ce centralisme ayant éclaté dans la société de l’information, d’autres modes émergent, apportant d’une composante transversale qui, en croissant, généralisent une interactivité souple. Nous savons, comme le rappelle le sociologue des réseaux, Manuel Castells, que, de toute façon, « le traitement de l’information est incompatible avec la communication unidirectionnelle. » [19]. L’enseignement se voit fonctionner avec un mode de communication particulier dans la société s’organisant intensément en réseaux. S’il implique une distorsion dans l’assimilation et l’accommodation [20] des connaissances, sa verticalité rigide, devenue exceptionnelle, n’inspire pas l’adhésion dans un monde flexible, mélangeant tout au spectacle, même l’information. S’il est toujours possible de s’opposer marginalement à cette réalité, personne ne peut pas l’ignorer.
Deuxième point :
On ne peut prétendre stimuler la curiosité ni fustiger son repli chez les jeunes en n’enseignant que ce que nous connaissons comme solutions. Au lieu de « réanimer » l’ancienne « transmission des connaissances », on devrait encourager l’enseignement en tant que structuration active des connaissances. Les sciences se prêtent confortablement à cet exercice.

Rapport des sciences au langage dans le monde des images

L’interaction des contenus, ne saurait suffire si l’on ne tient pas compte de l’interaction de deux logiques, aujourd’hui antagonistes : la logique pédagogique et la logique médiatique. Il y a dans les disciplines scientifiques une logique interne que leurs enseignements déplient dans une succession de programmes. Chaque étape suppose l’appropriation des concepts de l’étape précédente, et il importe de souligner que le processus global à déplier ne tient pas compte des informations extérieures qui viendraient interférer dans les actions enseigner et apprendre. Au contraire, ces interférences sont supposées soit simplement inexistantes, soit faiblement gênantes, dans ce cas on les ignore, ou nuisibles au point qu’elles nécessitent chez les concepteurs des programmes un effort d’élimination. Le rejet ou l’ignorance des interférences consolident la fermeture et l’isolation du système d’actes d’enseignement. On peut dire qu’il y a traditionnellement une intention de construire progressivement chez le sujet une méthodologie rationnelle selon une succession pédagogique qui n’est, de fait, que l’image de la succession discursive de l’ancienne méthode scientifique. Voulu rationnel, l’enseignement emprunte donc aux sciences la démarche d’isolement et de conditionnement, qu’elles opèrent habituellement, au préalable, sur leur objet d’étude [21].
Or, il est indéniable que l’individu apprend aussi de son environnement, ou plus précisément à travers son interaction avec le monde, étant, de nature, un sujet ouvert sur le monde. S’il apparaît a priori cohérent que la succession ne puisse aboutir, si elle est poursuivie, qu’au résultat escompté ; la logique des événements extérieurs au cursus, perçus ou vécus par l’individu, peut dominer la logique interne dépliée dans les programmes. Les spécialistes en Psychologie de l’Education sont loin d’ignorer la pertinence des interférences, comme le souligne Marcel Postic : « [L’enseignant] connaît une concurrence de plus en plus forte, provenant des « média », des organisations extra-scolaires […] S’il feint d’ignorer ces rapports, il se meut dans un monde artificiel » 22. Il se trouve en effet que, depuis que notre environnement est devenu iconique, la logique de l’image, la logique virtuelle, est de plus en plus dominante et inévitable dans la construction et l’évolution du sujet. Evidement, cela ne va pas sans altérer le rapport que l’on entretient avec les sciences, à travers l’enseignement discursif, qui offrent la possibilité d’un regard particulier sur le monde.
Encore faut-il préciser que la logique des images n’est pas la logique des mots, ni d’ailleurs la logique mathématique. L’image peut renvoyer simultanément, sur un même plan, les causes et les effets d’un événement, ou plusieurs événements. Quant aux mots, ils ont besoin en revanche de la succession pour déplier une logique, pour définir et mettre l’acteur dans l’action, ou encore de la succession des pages pour accrocher le présent au passé. Les mathématiques ont besoin de cette succession pour accrocher la conclusion aux hypothèses à travers une preuve. C’est la raison singulière pour laquelle la démarche discursive voit son impact se réduire dans le monde des images. Ce monde dans lequel on assiste justement à une faillite du paradigme de l’horloge restructure le rapport au temps et développe ainsi un esprit incompatible avec la succession intrinsèque au discours. D’où des raisons de la carence constatée dans l’appropriation des concepts chez l’apprenant, bien souvent expliquées par l’unique manque de l’effort. En fait, si les mots ou les symboles du discours se rapportent à une image à imaginer, c’est-à-dire à construire par l’intervention nécessaire d’un vécu, et font appel, par conséquent, à un effort de représentation dans le temps, l’image perçue, non imaginée, offre instantanément la représentation sans effort ou, du moins les éléments principaux de ce que l’on a à se représenter. La manifestation du manque de l’effort n’est donc que le résultat de processus d’anéantissement de phénomènes temporels, telles l’imagination et l’invention, au bénéfice de l’instantanéité dans un monde où tous s’accélère. L’opposition entre la réalité des événements iconiques et l’enseignement procédural, lequel déduit sa démarche des sciences cartésiennes, est manifeste dans l’étonnement de plus en plus récurrent des enseignants face à l’appropriation insuffisante, voire inexacte, du sens des concepts scientifiques. C’est bien une problématique liée au positionnement du langage dans l’espace des images. Cette opposition est fondamentale dans la compréhension du rapport des jeunes à l’enseignement scientifique fondé sur le discours, c’est-à-dire la succession.
Dans la société de marché, l’image est un produit de consommation. On ne consomme jamais le même, et le flux des images ne laissent que quelques résidus sensibles. Ce flux n’est pas seulement à prendre en compte, il participe activement dans le développement du sujet. On n’est plus dans le cadre de la stricte dialectique de l’assimilation et de l’accommodation de Jean Piaget. Les élèves considèrent les connaissances à l’intérieur de ce flux continuellement renouvelé. Elevés dans et par les flux de la société de consommation, ils ne peuvent que supplanter le passé par le présent, le chapitre d’hier par l’ouverture du chapitre d’aujourd’hui. Le temps et la nature de ses résidus sont altérés.
Un autre aspect de la nouvelle situation du langage est la déterritorialisation des mots. En effet, si, entre les experts et les apprenants, la communication du savoir nécessite un vocabulaire commun précis, les lieux d’expertise et d’enseignement ne sont plus « propriétaires » de leur vocabulaire. Celui-ci se trouve ailleurs, avec des significations diffuses, évoluant sur les écrans de la société iconique. On observe là des obstacles sérieux – épistémologiques - se construire, empêchant la communication des sciences et leurs objectifs.

Troisième point :
Au lieu d’ignorer les significations médiatiques ou d’écarter le langage externe, l’enseignement devrait les intégrer et les contextualiser, afin de faire émerger des sens communs qui rétabliraient la communicabilité des sciences. Il est plus que jamais utile de former les enseignants à préparer les élèves dès l’enseignement secondaire à l’épistémologie. Celle-ci pourrait être d’une aide précieuse devant les difficultés actuelle.

Conclusion
Nous avons souligné trois points relatifs, respectivement, à la complexité, à l’action et au langage. Corrélés dans une ouverture des disciplines les unes vers les autres, ils sont susceptibles de repositionner la connaissance scientifique au sein de la culture et de rapprocher les jeunes des sciences émergentes. D’une part, la disgrâce de la succession du discours dans le monde instantané des images exige un renouvellement par une transversalité interactive, stimulée par les problèmes et non par les solutions. D’autre part, si ce monde instantané est aussi omniprésent avec sa complexité, il doit catalyser la transdisciplinarité dans l’enseignement.
Les sciences ont constamment renouvelé le regard porté sur le monde et ont rendu à chaque fois possibles de nouvelles sources de richesse autour desquelles se structuraient des relations sociales, tels le travail et l’éducation. Aujourd’hui, nous assistons probablement à une phase de renouvellement importante et à une subversion des anciennes causes de richesse, dans une société ouverte et instable dont le vécu désynchronise l’enseignement, des sciences en particulier, par rapport à son public. Le divorce annoncé depuis quelques années entre les sciences – ou les scientifiques – et les jeunes ne cacherait-il pas un divorce plus profond, d’une part, entre les sciences d’hier et les sciences émergentes, et d’autre part, entre les sciences et leurs enseignements ? C’est cette question que nous avons tenté surtout de légitimer dans le contexte actuel.


REFERENCES


[1] Guy Ourisson. Désaffection des étudiants pour les études scientifiques. Rapport de la Commission, mars 2002. On peut le consulter à l’adresse : http://www.education.gouv.fr/rapport/ourisson/ourisson.pdf
Maurice Porchet. Attrait et qualité des études scientifiques universitaires. Rapport au Ministre de l’Education Nationale, mars 2003. On peut le consulter à l’adresse :
http://www.education.gouv.fr/rapport/porchet0303.pdf
[2]Voir le site de la Commission européenne : http://europa.eu.int/comm/index_fr.htm
[3]Maurice Porchet. Les jeunes et les études scientifiques. Rapport au Ministre de l’Education Nationale, mars 2002. On peut le consulter à l’adresse :http://www.education.gouv.fr/rapport/porchet.pdf
[4] Voici par exemple ce qu’a déclaré Craig Barrett, le PDG (Europe) de la célèbre société Intel, symbole de la nouvelle technologie : « en six mois notre chiffre d’affaire a augmenté de 1,5 milliard de dollars sans nous obliger à faire une seule embauche. L’efficacité des nouvelle technologie a suffi à absorber cette activité ». Le Nouvel Observateur, n° 2038, 2003.
Mais là l’analyse du sociologue Robert Castel est bien utile
« il est certain que de profondes transformations sont en cours dans le rapport que les sujets sociaux, et surtout les jeunes, entretiennent avec le travail. Peut-être même sommes-nous sur le point de sortir de la « civilisation du travail » qui, depuis le XVIIè siècle, a placé l’économie au poste de commandement et la production au fondement du développement social. Ce serait alors manifester un attachement désuet au passé que de sous-estimer les innovations qui se font et les alternatives qui se cherchent pour dépasser la conception classique du travail. D’autant que ce qui fonde la dignité sociale d’un individu n’est pas nécessairement l’emploi salarié, ni même le travail, mais son utilité sociale, c’est-à-dire la part qu’il prend à la production de la société […]
La société salariale est une construction historique qui a succédé à d’autres formations sociales, elle n’est pas éternelle. » Robert Castel, les métamorphoses de la question sociale, Folio/Essais Gallimard, 1999 (Fayard 1995), p. 726.
[5] Camille Desmarais. Les lendemains qui mentent : peut-on civiliser le management. Les empêcheurs de penser en rond, éd. du Seuil, 2001, p.43.
[6] Adam Smith. La nature et les causes de la richesse des nations. Ed. Garnier Flammarion, 1991, p. 77.
[7] Erwin Schrödinger. Physique quantique et représentation du monde. Ed. du Seuil, 1992, p . 25.
[8] Alain Connes et Jean-Pierre Changeux. Matière à pensée. Ed. Odile Jacob, 2000.
[9] Jacques Paillard. L’approche neurobiologique des faits de conscience. Psychologie Française, N°44-3, 1999, p. 245-256.
[10] Ludwig Von Bertalanffy. General system theory, George Braziller, New York, 1968.
[11] Joël de Rosnay Concepts et opérateurs transversaux. Le défi du XXIè siècle : relier les connaissances. Journées thématiques conçues et animées par Edgar Morin. Ed. du Seuil, 1999.
[12] Ibid.
[13] Edgar Morin, La stratégie de reliance pour l'intelligence de la complexité, Revue Internationale de Systémique, vol 9, N° 2, 1995.
[14] Gilles Deleuze, Le bergsonisme, PUF, 2è éd. 1998.
[15] Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Librairie philosophique J. Vrin, 1986, p. 247.
[16] Karl Popper, Conjecture et réfutation, Payot, 1985.
[17] Henri Bergson. Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, Paris 1986. Loin d’imposer sa théorie, il me semble que personne n’a mieux mélangé intimement que Bergson l’action avec la connaissance. Voir aussi T.S Kuhn. La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris 1983.
[18] Voir à ce sujet des observations pratiques de Robert Germinet : L’apprentissage de l’incertain, Odile Jacob, 1997.
[19] Manuel Castells. La société en réseaux : l’ère de l’information, Ed. Fayard, 2001, p. 433.
[20] Au sens de la structure opératoire de Jean Piaget. Logique et connaissance scientifique : les méthodes de l'épistémologie. Pléades. Ed. Gallimard, 1967, p.126.
[21] Saïd Koutani, Le système d’enseignement entre rationalité et devenir. Ed. L’Harmattan, 1999.
[22] Marcel Postic, La relation éducative, PUF, 1996, p.119.

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