L'intemporalité chez le père de la logique moderne Gottlob FREGE


Saïd KOUTANI | 26 septembre 2018

                                    

Gottlob Frege avait la rigueur de la filation de Carl Gauss, étant disciple d'élèves de Bernhard Riemann, ce grand successeur de Gauss. Mais Frege n'avait pas seulement la capacité de cheminer avec une extrême rigueur, les fruits de son travail dégagent surtout une honneteté remarquable. Et c'est probablement cette honneteté intellectuelle qui était à l'origine de l'incompréhension, voire du mépris, de ses contemporains, à la fois mathématiciens et philosophes, y compris le grand Edmond Husserl. Ce qui passait pour évident, tel "le concept de nombre", méritait pour Frege une sérieuse interrogation et une profonde investigation. Qu'est-ce qu'un nombre ?

J'admire l'écrit de Frege. Un langage construit, propre. A l'opposé d'un bon nombre de ses contemporains, le mot est choisi, toujours avec un contour clairement défini. Son écrit est en même temps dense et léger. A cet égard, son Fondement de l'arithmétique est la réussite d'un équilibre remarquable . Frege ne pouvait donc pas dire de son oeuvre ce que Wittgenstein disait de son Tractatus logico-philosophicus : qu'il a réussi à tout dire sans rien dire. L'écrit de Frege reflète une pensée claire, longuement bâtie, sa cohérence est conforme à son "idéal euclidien". Il faut dire aussi que la rigueur de Kant occupait chez Frege une place importante. Frege rend hommage à Kant, même s'il déplace la ligne kantienne qui sépare les jugements analytiques des jugements synthétiques.

Le grand projet de Gottlob Frege, son projet de vie pourrait-on dire, était de déduire l’arithmétique de la logique. Un objectif et un travail solitaires, mais ce fut un des moments riches de l’histoire des sciences. La conviction de Frege a fait progresser en effet la logique, les mathématiques et la linguistique. Beaucoup de ses questions originales, où convergent philosophie, langage, logique et mathématiques, sont aujourd’hui d’importance dans l’émergence de formes d’intelligence artificielle.

Il fallait, certes, pour Frege repenser, refonder préalablement, toute la logique, mais les sérieux obstacles, Frege ne les voyait pas érigés dans la logique, mais dans la langue. L’imperfection intrinsèque du langage hérité, le halo psychologique autour des mots et ce que l’histoire individuelle et collective y décante en permanence, génèrent des confusions souvent implicites qui conduisent inéluctablement aux erreurs logiques. Ainsi, FREGE s’était lancé d’abord dans la création et le développement d’une langue formulaire : son Idéographie, avec laquelle il nous a livré ses Fondements de l’arithmétique.

On sait que Bertrand Russell avait montré que le projet de Frege était impossible. On sait aussi que Frege s’était incliné devant l’évidence des arguments de Russell. Frege avait en effet cessé de penser que l’arithmétique est contenue dans la logique. Mais cette aventure nous a laissé des réflexions originales et des écrits surprenants.

1. Parler et écrire

Notre attention, selon FREGE, se trouve naturellement tournée vers l’extérieur. Dans le cours de nos représentations, le signe extérieur l’emporte en lucidité sur les images de l’esprit. Pour Frege, « La question est [...] de déterminer lesquels, des signes audibles ou des signes visibles ont l’avantage. »

S'il existe parfois uniquement des liens de compatibilité entre l'écrit et le parlé d'une langue, dans d'autres la dépendance peut être totale. Frege nous fait remarquer que la majorité des langues étaient d’abord parlées. Cette antériorité fait que l’écrit se réfère à l’oral et se charge toujours d'imprécision. L’oral est soumis au temps et au contexte, et se charge psychiquement. C'est le parlé qui se réfère au monde sensible, à l’objet concerné. Frege dit que pour la précision, la rigueur, l’indéformabilité et la constance, il faut « un signe qui renvoie immédiatement à la chose ». Ainsi, ajoute-t-il, « Le mot écrit l’emporte par la seule durée sur le mot parlé ».

Frege s'est libéré de l'écrit soumis au parlé. Comme le parlé se déploie dans le temps et impose un écrit unidimensionnel parlé, Frege pouvait offrir à son idéographie la bidimensionnalité. Cela renforce évidemment le fait que l'idéographie n'est pas destinée à être parlée.


2. Tempus de l’intemporalité de la pensée

1.1. Intemporalité mathématique

Frege avait saisi la réalité statique de la représentation scientifique. Celle-ci use de mots qui renvoient au temps et à la dynamique, mais ce n'est qu'un amalgame d'imprécisions, qui, selon Frege, conduit souvent à des débats confus, et à des problèmes mal posés et mal formulés.

C'est le cas de tout ce qui est considéré comme variable en mathématique. Frege note :

« On constate aussi un glissement dans l’emploi du terme, puisqu’on appelle fonction tantôt ce qui détermine la nature de la dépendance ou la dépendance elle-même, tantôt la variable dépendante. […] le terme « variable » l’emporte dans les définitions proposées. Mais il a lui-même grand besoin d’être expliqué. Toute variation se produit dans le temps. Dès lors l’Analyse si elle traite véritablement de variables, devrait s’occuper d’un procès temporel. En réalité, elle n’a rien à voir avec le temps. […] sitôt que l’on cherche une variable à titre d’illustration, on tombe sur quelque chose qui change dans le temps et n’appartient donc pas à l’Analyse pure. »

Et il ajoute:

«On peut bien admettre l’existence de grandeurs variables mais elles n’appartiennent pas à l’Analyse pure. Il n’y a pas de nombre variable : le terme « variable » n’a donc aucun usage légitime en Analyse pure. »

Plus fort encore:

« on a introduit des expressions imprécises dans la langue mathématique ; celles-ci en retour ont jeté le trouble dans la pensée et ont permis la formulation de définitions fautives. Les mathématiques devraient être en vérité un modèle de clarté logique. En fait, il se pourrait bien qu’aucune autre science ne contienne en ses livres des expressions plus fallacieuses, donc des pensées plus fallacieuses, que les sciences mathématiques. »

1.2. Intemporalité de la pensée

Frege semble croire en l'existence d'un monde des idées indépendant du monde de l'expérience sensible. Il faut dire que Frege a d'abord mis de l'ordre dans les expressions souvent mal définies : Image, signe, représentation, pensée.

Il y a un monde extérieur et un monde intérieur : un monde des impressions sensibles, des créations de l’imagination, des sensations, des émotions, il y a des états de l’âme. Frege réunit tout ce monde sous le terme « représentation ». « Les représentations ne peuvent être ni vues, ni touchées, ni senties, ni goûtées, ni entendues. » « Si quelqu’un a une représentation, elle appartient au contenu de sa conscience. », dit-il. Le plus important est que « les représentations ont besoin d’un porteur » et « chaque représentation n’a qu’un porteur ».

Frege lance alors un cri : « La pensée n’est pas une représentation ». Pour lui, « La pensée n’appartient ni au monde intérieur en tant qu’elle serait ma représentation, ni au monde extérieur, le monde des choses perçues par les sens ». Tout particulièrement, « Nous ne sommes pas porteurs des pensées comme nous sommes porteurs de nos représentations. Nous sommes porteurs de l’acte de penser. La pensée est là, éternelle, immuable, et l’on vient, dans l’acte de penser, la « saisir » »: « Un pouvoir spirituel particulier, le pouvoir de penser doit correspondre à l’acte de saisir la pensée. Penser ce n’est pas produire les pensées mais les saisir. »

D'où l'intemporalité. La pensée est Etre, ne connaît pas le changement. Frege écrit :

« Le monde du réel est un monde où telle chose agit sur telle autre et la modifie, subit elle-même une action en retour et s’en trouve modifiée à son tour. Tout cela se déroule dans le temps. […] La pensée connaît-elle des modifications ou bien est-elle indépendante du temps ? La pensée que nous énonçons dans le théorème de Pythagore est bien indépendante du temps, éternelle, inaltérable. […] le moment où l’on parle est partie intégrante de la pensée. Sans la détermination du temps qui est donnée par le moment où l’on parle, nous n’avons pas une pensée complète […] Seule la proposition accompagnée de la détermination du temps, et complète à tous égards, peut exprimer une pensée. Et si elle est vraie, elle n’est pas vraie seulement aujourd’hui ou demain, elle est vraie indépendamment du temps. […] si l’on permet l’expression, un tempus de l’intemporalité. »

2. Frege était-il sur le chemin de la théorie de l’information ?

Frege voyait la pensée comme quelque chose de réel, mais qui n’a rien à voir avec les objets réels. Où plutôt, comme les objets réels interagissant et se modifiant mutuellement, la pensée, elle inaltérable, modifie le monde intérieur de celui qui la saisit.
Comment agit une pensée ? Par cela même qu’elle est saisie et tenue pour vraie. C’est un événement dans le monde intérieur d’un être pensant, il peut avoir quelques effets dans ce monde intérieur, et ceux-ci, pénétrant la volonté, se manifesteront dans le monde extérieur. […] L’action de l’homme sur l’homme est la plus part du temps médiatisée par des pensées […] Comment donc ? En produisant des modifications dans le monde extérieur commun ; perçu par autrui, elle lui donne occasion de saisir une pensée et de la tenir pour vraie. […] Les pensées ne sont absolument pas irréelles, mais leur réalité est d’une nature très différente de celle des choses. Leur efficience est libérée par l’acte de celui qui les pense. »  

© 2022 Saïd Koutani
Site créé en 2003 - Dernière mise à jour : février 2022


Mentions légales

Created with Mobirise ‌

Website Maker