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Le cardinal de Cues

Nicolas De Cues (1401-1464) est une grande figure de l’humanisme, un esprit de tolérance qui reste à découvrir. Ce philosophe allemand a laissé une œuvre d’une profondeur surprenante. On pourrait y trouver des concepts qui ont été repris par Giordano Bruno (1548-1600) et presque tous les ingrédients de la monadologie de Leibniz (1646-1717). Normal, puisque De Cues avait une maîtrise des constructions néoplatoniciennes, en particulier des concepts de la Théologie platonicienne de Proclus (412-485). Peut-être certains diront-ils que, si l’humanisme de De Cues est moins connu que celui du hollandais Erasme (1467-1536), s’il est moins cité les siècles suivants et moins étudiés systématiquement (Renaissance, Lumières…), c’est à cause de l’enracinement de son œuvre dans la théologie catholique.
Or, il y a bien plus. Si la Renaissance est un acheminement vers la raison et les Lumières une véritable glorification de la raison, De Cues, tout en s’attachant à la raison avec ses constructions mathématiques, avait imaginé fondamentalement la nécessité du dépassement de la raison. Car, selon lui, un des outils opérationnels de la raison est le principe de non-contradiction, lequel n’est effectif et n’opère que dans un monde de multiplicité. Chez De Cues, l’unification de la multiplicité, l’enveloppement du divers dans le concept, fait automatiquement sauter ce principe. Le dépassement de la multiplicité est un dépassement du principe de contradiction lui-même. C’est cette idée, représentant une version simplifiée de son important principe dit de conciliation des opposés qui installe une démarcation historique. On verra quelle pertinence pourrait avoir cette approche, surtout dans la recherche d’une théorie « de tout » en physique contemporaine qui explore toutes les voies calculatoires depuis un siècle. On n’a pas encore, me semble-t-il, orienté le regard vers des bifurcations anciennes de la pensée qui a mené jusqu’à nous.

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Mondes emboîtés. Conjectures, De Cues.

Le cardinal de Cues
ou
Le monde de Platon et les mathématiques modernes


Nicolas De Cues (1401-1464) est une grande figure de l’humanisme, un esprit de tolérance qui reste à découvrir. Ce philosophe allemand a laissé une œuvre d’une profondeur surprenante. On pourrait y trouver des concepts qui ont été repris par Giordano Bruno (1548-1600) et presque tous les ingrédients de la monadologie de Leibniz (1646-1717). Normal, puisque De Cues avait une maîtrise des constructions néoplatoniciennes, en particulier des concepts de la Théologie platonicienne de Proclus (412-485). Peut-être certains diront-ils que, si l’humanisme de De Cues est moins connu que celui du hollandais Erasme (1467-1536), s’il est moins cité les siècles suivants et moins étudiés systématiquement (Renaissance, Lumières…), c’est à cause de l’enracinement de son œuvre dans la théologie catholique.
Or, il y a bien plus. Si la Renaissance est un acheminement vers la raison et les Lumières une véritable glorification de la raison, De Cues, tout en s’attachant à la raison avec ses constructions mathématiques, avait imaginé fondamentalement la nécessité du dépassement de la raison. Car, selon lui, un des outils opérationnels de la raison est le principe de non-contradiction, lequel n’est effectif et n’opère que dans un monde de multiplicité. Chez De Cues, l’unification de la multiplicité, l’enveloppement du divers dans le concept, fait automatiquement sauter ce principe. Le dépassement de la multiplicité est un dépassement du principe de contradiction lui-même. C’est cette idée, représentant une version simplifiée de son important principe dit de conciliation des opposés qui installe une démarcation historique. On verra quelle pertinence pourrait avoir cette approche, surtout dans la recherche d’une théorie « de tout » en physique contemporaine qui explore toutes les voies calculatoires depuis un siècle. On n’a pas encore, me semble-t-il, orienté le regard vers des bifurcations anciennes de la pensée qui a mené jusqu’à nous.

Une vie mouvementée
De Cues a été élevé au rang de cardinal par le pape Nicolas V. En tant qu’évêque, il a connu des conflits allant jusqu’à des menaces de mort qui l’ont cloîtré chez lui. Dans cette période troublée avec, d’une part, la pression des turcs, et d’autre part, les divisions de l’église, De Cues était un diplomate de Rome et un éminent juriste. Il a participé au Concile de Bâle qui n’était pas sans lui poser d’importantes questions. De Cues a aussi beaucoup voyagé, en particulier pour réunir des copies d’ouvrages grecs, dont Moralia de Plutarque (45-125) et la Théologie platonicienne de Proclus. Dans ses conflits avec les turcs, le pape avait demandé a De Cues de traduire le coran. Un travail qui a renforcé les bases de sa conciliation des opposés, sur lequel De Cues a laissé des écrits qui mériteraient aujourd’hui l’attention des juifs, chrétiens, musulmans…

Les mondes emboîtés de De Cues
La multiplicité, le divers, est issus de l’unité ; l’unité contient la multiplicité. Mais le multiple contient l’unité. Selon De Cues, tout est question de ce que l’on développe en acte ou l’on enveloppe en puissance. La transposition de Proclus dans le christianisme n’avait pas l’air de déranger ses contemporains surtout au Vatican. De Cues était adepte de la formule d’Anaxagore : « Tout est en tout », y compris Dieu. La lecture de De Cues laisse apparaître sérieusement un panthéisme plus manifeste encore que celui de l’Ethique qui a causé, comme on le sait, beaucoup d’ennuis à Spinoza (1632-1677).
Rappelons que le panthéisme, vu comme une forme d'athéisme, était au cœur des accusations à l’encontre du célèbre Giordano Bruno (ancien dominicain), exécuté à Rome en 1600.

Une tolérance fondée
A la chute de Constantinople en 1453, il n’était question à Rome et dans toute l’Europe, que de croisade, de sang et de revanche. En cette période troublée, De Cues, lui, imaginait une paix perpétuelle entre toutes les religions ; une paix fondée sur le dépassement. Selon De Cues, il y a des divergences qui ne seraient que superficielles entre les religions, le rite et l’explicite ne seraient pas l’esprit et l’implicite. Mais aussi longtemps que l’on cherchera à surmonter la diversité par la raison on sera confronté aux difficultés intrinsèques de cette raison elle-même, fondée sur le principe de non-contradiction. Avec son principe de conciliation des opposés, De Cues a plaidé pour un dépassement de la raison, par ce qu’il appelle « intelligence », un dépassement vers une métaphysique de la convergence, fondée sur l’essence des choses elle-même.
De Cues ira jusqu’à accrocher un tableau du peintre Roger Van Der Weyden (1400-1464) afin que des moines vivent une curieuse expérience susceptible de les interroger sur le statut de l’opinion. Le tableau est un portrait dont le regard semble suivre chaque personne qui le regarde. Chacun a le sentiment que le portrait ne s’adresse qu’à celui qui l’observe. En partageant cette expérience, les moines réalisent que chacun d’eux est un point de vue, chacun a une opinion, ce qui génère la multiplicité qu’il faudrait dépasser pour retrouver l’unité du portrait.
Cette expérience n’est pas sans faire penser à Beckett réalisant une pièce de théâtre devant des caméras à la place des spectateurs !
De Cues est présent dans la littérature, mais rarement explicitement !

Les mondes de De Cues et de Karl Popper : ignorance et tolérance
On peut lire dans la Docte ignorance : « aucun homme aussi studieux soit-il, n’atteindra la perfection du savoir qu’il ne se soit pas montré très docte dans son ignorance propre ; et on sera d’autant plus docte qu’on se sera davantage ignorant » p.44. Ou encore : « à l’égard du vrai nous ne savons rien d’autre, sinon que nous le savons impossible à connaître avec précision ». p.48. Certes, De Cues nous fait penser là à certains théoriciens de la physique quantique (Schrödinger, Heisenberg…). Mais on peut voir surtout un rapprochement avec le statut de la faillibilité chez Karl Popper.
Karl Popper (1902-1994) est un épistémologue autrichien connu pour son approche de réfutabilité des théories scientifiques. Popper écrit dans Conjectures et réfutations : « Une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l’irréfutabilité n’est pas (comme on l’imagine souvent) vertu mais défaut. » p.64. Ou encore : « Le critère de la scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou encore de la tester » p.65

Il y a des similitudes :

1- Parmi les livres de De Cues, il y en a deux écrits en même temps, l’un renvoie à l’autre : la docte ignorance et Conjectures. Pour Popper, nous connaissons le célèbre Conjectures et réfutations. Le premier chapitre introductif de ce livre est intitulé « Des sources de la connaissance et de l’ignorance.
2- Dans Conjectures, De Cues parle de trois mondes : un monde du divin (dieu), un monde de l’intelligence et un monde de la raison. Ici, l’intelligence n’a rien à voir avec l’intelligence des modernes, qu’on confond d’ailleurs bien souvent aujourd’hui avec la raison. L’intelligence chez De Cues est un dépassement du terrain de la raison qui procède par discernement des opposés dans la multiplicité de l’univers sensible. Popper parle aussi de trois mondes. Le premier est celui des phénomènes physiques, le second est le monde psychique et le troisième est le monde de la pensée et des idées. On peut identifier clairement ce dernier au monde des idées de Platon.

Etonnant ! Non ?

Nicolas de Cues n’est cité qu’une fois par Popper dans les 600 pages de Conjectures et réfutations. Et c’est dans le premier chapitre introductif intitulé « Des sources de la connaissance et de l’ignorance ». Popper écrit :
« Le doute cartésien n’est qu’un simple instrument maïeutique, servant à établir un critère de la vérité et, partant, une connaissance susceptible de nous assurer connaissance et sagesse. Mais pour le Socrate de l’Apologie, la sagesse réside dans la conscience que nous avons de nos limites, dans le fait de savoir combien chacun de nous sait peu de chose.
C’est cette doctrine de la faillibilité consubstantielle de l’homme que Nicolas de Cues et Erasme (qui se réfère à Socrate) ont reprise ; et c’est cette doctrine « humaniste » (par opposition à la doctrine optimiste du nécessaire triomphe de la vérité […]) que Nicolas de Cues et Erasme, Montaigne, Locke et Voltaire, suivi par John Stuart Mill et Bertrand Russell ont fait reposer leur doctrine de la tolérance. » p.35.

Roger Penrose et la question des nombres
Venons-en maintenant à la multiplicité, au nombre et au statut du calcul dans les sciences.
Disons d’abord qu’une théorie scientifique « établie » -discutée et testée- fait en général l’unanimité au sein de la communauté scientifique, au moins auprès de ceux qui la connaissent et la comprennent. En revanche, le statut épistémologique de cette théorie, surtout lorsque celle-ci est fondamentale, diffère d’un scientifique à l’autre, ou d’un groupe à l’autre.
La Physique moderne, en particulier, n’a permis aucun consensus épistémologique dans sa recherche d’une théorie « de tout ». Elle dispose en effet de la théorie quantique qui fonctionne bien et avec une grande précision vers « l’infiniment petit », d'une part ; et la relativité générale d’Einstein qui fonctionne aussi bien et avec une grande précision pour les grandes échelles de l’univers, d'autre part. Toutefois, la multiplicité des objets de « l’infiniment grand » semble suivre une autre logique que la multiplicité vers « l’infiniment petit. Depuis Einstein, le rêve de trouver une théorie simple qui unifierait le tout demeure d’actualité.
Selon Roger Penrose, il faudrait faire appel à des approches non computationnelles (non calculatoire) pour aller vers une unification de l’infiniment petit et de l’infiniment grand : une sorte de dépassement ! Dans le langage contemporain, Penrose ne parle évidemment pas d’intelligence, comme De Cues, mais de conscience et d’intuition. Un vaste sujet qui serait long à présenter ici.
Roger Penrose (1931-) est mathématicien et physicien à l’université d’Oxford. Penrose considère dans de nombreux livres la question du rapport du monde physique au nombre, ou plus généralement au calcul, comme une question sérieuse.
Il est vrai que le physicien qui regarde la lune ou une montagne et traverse avec ses modèles « établis » tous les niveaux des quatre interactions fondamentales, allant de la grande masse vers l’électron, le proton, le quark, etc., voit clairement, s’il est aussi capable d’observer sa propre imagination du début jusqu’à la fin, que dans la lune ou la montagne il n’y a absolument plus rien en dehors des nombres. Certes, il y a des règles structurées entre les nombres, des règles qui organisent les nombres dans des structures parfois exotiques comme : tenseur métrique, fonction d’onde, fréquence, spineur, corde… Mais du monde sensible il ne reste rien. En fait, au départ il n'y avait déjà plus rien ; dès que le sensible était devenu représentation en mots et symboles exclusifs de la multiplicité. Bienvenu dans le monde des nombres! La multiplicité extraite du monde sensible est dans le nombre. Roger Penrose écrit dans Les deux infinis et l’esprit humain : « il semble que le monde physique s’évapore, pour ne presque nous laisser que des mathématiques. »
Penrose a aussi ses mondes. Dans Les deux infinis et l’esprit humain, Penrose cite Popper avant de présenter sa propre construction de trois mondes : Monde physique, monde mental et monde des absolus platoniciens. On peut trouver une parenté entre les mondes de Popper et Penrose, mais chacun a mis dans sa construction des ingrédients différents, des connexions ou des émergences qui lui sont propres. Il n’est pas question ici d’aller dans ces détails…

Un point de vue sur les nombres
On peut lire chez Penrose :
« Y a-t-il une raison quelconque, fondée sur la physique, pour imaginer une absence de computabilité de la physique qui nous manque ? Eh bien, je pense qu’il y a de bonnes raisons de le croire : que la véritable théorie de la gravitation quantique devrait être non computable » Les deux infinis et l’esprit humain, p.138.
« C’est en mathématique que la pensée s’exprime de la façon la plus pure. Si penser consistait simplement à accomplir un certain type de calcul, la pensée mathématique devrait l’illustrer de la façon la plus nette. Curieusement pourtant, il s’avère que c’est exactement le contraire. C’est en mathématiques, que nous trouvons les témoignages les plus clairs indiquant que le processus de pensée consciente contient un élément irréductible aux calculs. » Les ombres de l’esprit, p.57
« Tout ensemble de règles, quel qu’il soit, est insuffisant […] Cela peut paraître une conclusion pessimiste, car elle semble signifier qu’il existe des calculs qui ne s’arrêtent pas, mais dont on ne pourra jamais démontrer mathématiquement qu’ils ne s’arrêtent pas. […] Ce qu’il dit vraiment peut être considéré sous un angle plus positif, à savoir les intuitions accessibles aux mathématiciens humains […] se dérobent à tout ce qui peut être formalisé par un ensemble de règles. Si les règles sont parfois un substitut partiel à la compréhension, elles ne peuvent jamais la remplacer totalement. » Les ombres de l’esprit, P.65
Et dans De cues, on peut lire :
« Tout ce qui est susceptible de plus ou de moins peut recevoir un nom, puisque les noms sont attribués par une opération de la raison aux choses susceptibles, selon une certaine proportion, de plus et de moins… sans le nombre, il ne peut y avoir multiplicité des êtres ; en effet, une fois le nombre supprimé, la distinction entre les choses, leur ordre de succession, leur proportion, leur harmonie et par conséquent la multiplicité même des êtres disparaissent » La Docte ignorance, p.50
« Or qui dit nombre dit calcul. Le calcul procède de l’esprit… de même que le nombre naît de notre esprit, par le fait que nous rassemblons, en un seul acte d’intellection, une multitude de chose autour d’une seule qui leur est commune, de même la multiplicité des choses naît de l’esprit divin » La Docte ignorance, p.115
« le nombre n’est pas autre chose que la raison développée… le nombre est le principe des choses qui sont atteintes par la raison » Conjectures, Partie I. Chapitre 2. 7.
« Tout ce qui est démontré être vrai, l’est parce que, s’il n’en était pas ainsi, la coïncidence des opposés en découlerait, et cela serait sortir du domaine de la raison. Ainsi, tout ce qui s’avère ne pas pouvoir être atteint par la raison, l’est parce que sa science mènerait à la coïncidence des opposés. Et parce qu’en mathématiques, ce principe resplendit, leurs démonstrations sont les plus rationnelles et les plus vraies pour la raison » Conjectures, Partie II. Chapitre 1. 77.

De toute évidence, il y a la multiplicité du monde et il y a la multiplicité des symboles de l'esprit décrivant le monde, même si cette distinction est fortuite puisqu'en première rigueur on devrait considérer l'esprit et ses symboles faisant partie du monde. Dans la multiplicité du monde il n'y a pas de contradiction, et partant il n'y a pas d'opposés à concilier. Quels que soient dans le monde deux supposés opposés, ils existent et peuvent être en interaction. En revanche l'esprit, pour se conformer au monde macroscopique, gère ses symboles par des principes. Comme avec le principe de contradiction, si j'affirme A je dois éliminer non A et inversement. L'esprit semble ainsi comporter des indéterminations préalables. Toutefois, si l'on remonte la série des multiplications du monde vers l'unité, l'on constate simplement l'inutilité des symboles, y compris le nombre. En toute rigueur, notre cerveau lui même s'évapore dans cette unité, tel un trou noir.

REFERENCES
Les ombres de l'esprit.Roger Penrose. InterEditions, Paris, 1995.
Les deux infinis et l’esprit humain. Roger Penrose. Flammarion, Paris, 1999.
La docte ignorance. Nicolas de Cues. Flammarion, Paris, 2013.
Les conjectures. Nicolas de Cues. Les belles lettres, Paris, 2011.
Conjectures et réfutations. Karl Popper. Payot, Paris, 1985.

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